CHAPITRE XI

 

 

Et l’ultime journée de la décennie arriva. Le soleil indigo vivait ses dernières heures.

Ce matin-là, le Fou n’alla pas nager. Malgré l’heure tardive à laquelle il s’était volontairement couché la veille, il n’avait pas dormi de la nuit. La douleur au creux de son estomac, le sang qui battait ses tempes au rythme accéléré de son cœur et les images qui défilaient dans sa tête l’en avaient empêché. Mille fois il avait imaginé ce qu’il ferait lorsque Giselher sortirait combattre les faux cavaliers dorés. Mille fois il s’était répété les mots qu’il devrait prononcer. Et mille fois l’issue de la scène avait été différente. La réalité en aurait peut-être, le moment venu, l’originalité d’une mille et unième.

Dès qu’il fut debout, le Fou saisit son bâton-calendrier et y grava la centième encoche. Puis il alla éveiller Giselher.

— C’est aujourd’hui..., dit-il.

— Le changement ? s’exclama le Héros, sortant vivement de son lit. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt, Fou ?

— C’était une surprise... Une sorte de cadeau, si tu veux...

Tout à sa joie, Giselher ne remarqua pas que la voix du Fou tremblait un peu.

— Va faire chauffer de l’eau ! ordonna-t-il. Il faut que nous soyons prêts à temps !

Puis, sans attendre de voir si son ordre était obéi, il commença à nettoyer son épée, à l’aiguiser, pour la première fois depuis la venue des neiges.

Le Fou sortit pour aller chercher de l’eau à la source. C’était sans doute le dernier ordre qu’il recevait de Giselher, jusqu’à la tombée de la nuit : il ne voulait pas risquer d’être battu quelques heures avant de devenir le chef.

Lorsqu’il revint à la chaumière, Freïa était levée également ; elle passait et enlevait successivement toutes ses robes, ses tuniques, et paradait devant Giselher pour lui demander son avis. A l’occasion du nouveau soleil, elle voulait être au mieux de sa beauté. Sa jambe n’était pas encore totalement remise mais, tant bien que mal, elle parvenait à marcher, s’aidant d’une béquille que lui avait fabriquée le Fou ; il l’avait taillée dans l’arbre même qui avait failli tuer la Femme, trouvant somme toute logique qu’il payât ainsi sa dette.

Le choix de Freïa, approuvé par Giselher, se porta finalement sur une longue robe de soie orangée qui laissait nus ses bras et ses épaules. Dès la fin de la transformation, lorsque sa peau serait devenue d’un bleu très clair et ses cheveux indigo, la robe l’auréolerait de jaune. Elle serait merveilleuse.

Le Fou se demanda s’il oserait la toucher...

 

Fuinör, île circulaire, perdue au sein d’une mer aux limites inconnues. Au matin le soleil surgissait des eaux, et le soir le soleil s’enfonçait dans les eaux.

Cinq heures après son lever, cinq heures avant son coucher, il brillait à la verticale du miroir. Les jours de changement, c’était à cet instant précis que les centaines, les milliers de Héros, revêtus de leurs plus beaux atours, sortaient de leur chaumière et venaient se poster face à la mer, tournant le dos à l’astre. Ils ne verraient pas la transformation, seulement son résultat. On disait que si un Héros observait le changement du soleil, il devenait aveugle...

 

Giselher était torse nu, ne portant qu’un simple pantalon de cuir. Il avait enduit tout son corps d’huile. Sa peau luisait comme si elle eût été elle-même un soleil en miniature.

Le Héros tira son épée et la brandit devant les vagues, étendard de sa force, de son rang. Le Fou et Freïa se tenaient devant la chaumière, retenant leur souffle. Ils attendaient.

Giselher tressaillit lorsque le rayon indigo fusa de la pointe de l’épée, mince filet de lumière qui courut de la crique jusqu’au cœur du soleil. Et ce ne fut pas un rayon qui frappa l’astre mais des centaines, des milliers, un par épée tirée, un par Héros, si nombreux qu’un instant éclipsé, le ciel pourpre se couvrit d’un voile indigo.

Giselher regardait la mer ; Freïa regardait Giselher ; et le Fou regardait le soleil, au risque de se brûler les yeux.

Les rayons nés des épées semblèrent s’engloutir dans l’astre indigo et disparurent, pour rejaillir à la verticale, en un seul faisceau gigantesque. Le soleil plongeait au fond du miroir, abandonnait sa vie dans ce sacrifice rituel pour le salut de Fuinör, et se préparait à en recevoir une nouvelle.

Ce qui rejaillit ne fut pas un rayon mais une nappe de lumière violette qui monta jusqu’au zénith puis déploya ses ailes et s’étendit sur le monde, transformant son visage  – du miroir éternel à la ligne d’horizon où se rejoignaient firmament orangé et vagues vermillon. Les embruns retombaient en pluie fine sur les sables violets. Des oiseaux invisibles, perdus dans la forêt aux arbres pourpres, chantaient leur joie de vivre.

Et Freïa ! Freïa au corps d’azur et aux cheveux de feu, Freïa au sourire de nuages, Freïa qui voulait courir vers le Héros transfiguré, mais ne pouvait que clopiner, Freïa que Giselher rejoignait, attirait dans ses bras et couvrait de baisers, Freïa la Femme !

— Giselher ! dit le Fou, de sa voix la plus forte.

Le Héros se figea, lâcha sa compagne. Tous deux regardèrent le Fou comme s’ils le voyaient pour la première fois. L’euphorie provoquée par le changement du soleil était envolée. Seule restait la réalité : jusqu’au crépuscule, le nabot, l’incapable, l’objet de dérision, le Fou était le chef. Qu’allait-il exiger en paiement des humiliations qu’il avait subies ? Avec quelle cruauté allait-il se venger ? Une lueur d’angoisse passa dans le regard de Freïa et Giselher. Le Fou leur faisait face et il allait dicter sa volonté.

— Vous devriez rentrer, dit-il. Le déjeuner est prêt !

 

Ils mangèrent en silence. Le Fou avait préparé le repas comme si, même en ce jour, il n’avait pu se défaire de son rôle d’esclave. Etrangement il souriait, demandait sans cesse à ses deux compagnons s’ils étaient satisfaits de la nourriture, se permettait des compliments sur l’apparence nouvelle de Freïa, félicitait Giselher d’avoir si bien tiré l’épée. Eux gardaient les yeux baissés vers leur assiette, sauf pour de brefs regards qu’ils échangeaient furtivement lorsque le Fou se levait et venait les servir  – des regards étonnés, suspicieux. N’avait-il réellement pas l’intention de profiter de son pouvoir ? Croyait-il gagner ainsi une amélioration de son sort lorsque les choses reprendraient leur cours normal ? Ou bien préparait-il quelque chose d’autre, d’inconnu, d’inquiétant ?

Le repas s’acheva sans qu’aucune réponse ne fût trouvée. Et très vite, incapables de comprendre que les deux choses étaient liées, Freïa et Giselher eurent un autre sujet de préoccupation. Ayant fini de manger son fruit, le Fou se leva pour porter son assiette de grès dans le seau où il lavait la vaisselle. Au passage, il jeta un rapide coup d’œil à travers une fenêtre ; un sourire un peu cruel, un peu désabusé, vint étirer ses lèvres.

— Tu devrais sortir, Giselher, dit-il. Il y a du travail pour toi, dehors !

Les cavaliers dorés étaient arrivés.

 

Bien entendu, aucun des trois habitants de la chaumière ne les avait entendus venir. Leurs chevaux, d’un blanc de neige, lorsqu’ils n’utilisaient pas leurs larges ailes pour se déplacer sous le vent, n’en étaient pas moins totalement silencieux, comme si leurs sabots n’avaient pas touché le sol. Et si, parfois, il leur arrivait de hennir, leur voix ne résonnait certainement que dans un autre univers. On les disait venus du pays des fées. Certains racontaient aussi que ces chevaux ailés étaient un cadeau des Dieux eux-mêmes aux cavaliers dorés. Et qui aurait osé prétendre le contraire ?

Les cavaliers étaient au nombre de dix, dix puissantes silhouettes revêtues d’une cotte de mailles et d’un casque léger, tout entiers faits d’or massif. Ou d’un métal ayant cette couleur étrange qui, perdue entre le violet et l’indigo, serait pendant dix ans celle de l’or.

Chacun d’entre eux portait une lance de combat et, au côté, une épée, à l’exception de celui semblant être le chef, qu’aucune lance ne venait encombrer. Lui ne portait pas de casque ; son visage, aux traits marqués, était impassible ; il ne semblait pas remarquer le souffle du vent, qui balayait en tous sens ses longs cheveux blancs. La main posée sur le pommeau de sa selle, immobile, il attendait, tout comme ses compagnons, il attendait que le Héros se décide à sortir et vienne prouver sa valeur en combattant.

Comment pouvait-on admettre, en les voyant ainsi, que les cavaliers dorés n’étaient tous que d’anciens Fous ayant assisté à la défaite de leur Héros et perpétuant ce souvenir en affrontant pour l’éternité ses semblables ?

 

Giselher n’était pas un lâche. Même le Fou fut obligé d’en convenir lorsqu’il ceignit son épée, pour la seconde fois ce jour-là, cueillit un encouragement furtif sur les lèvres de Freïa et, bravement, ouvrit la porte de la chaumière pour relever le défi des cavaliers. Le Fou, lui, savait qu’il ne risquait rien, que les assaillants n’étaient qu’une simple illusion créée par la sorcière mais le Héros croyait vraiment devoir les affronter. Un instant il l’admira.

Giselher lui fit un petit sourire rapide ; s’il ne l’avait pas connu aussi bien, il aurait presque pu le croire amical.

Enfin le Héros sortit sur la plage et un grand souffle de vent referma la porte sur lui.

Aussitôt, sa béquille coincée sous l’aisselle, Freïa alla se poster à la fenêtre ; la loi interdisait de se trouver hors de la chaumière pendant le combat mais pas d’observer. Elle poussa un petit cri d’angoisse lorsque retentit le premier choc d’un acier contre un autre acier. Les illusions semblaient très réalistes : Giselher aurait vraiment l’impression de mener un combat à mort.

Resté debout au milieu de la pièce, le Fou regardait Freïa. Penché en avant, le corps de la Femme tendait à l’extrême la fine soie de la robe, fragile obstacle à ses désirs, qu’il ne tenait plus qu’à lui d’effacer. Il sentit sa respiration s’accélérer. Au fond de lui, une voix lui répétait encore que ce qu’il se préparait à faire n’était pas bien, entrait en contradiction avec ce qu’il avait toujours cru, mais il ne put se résoudre à l’écouter. Freïa était là, devant lui, belle, tentatrice. Pour qu’elle soit à lui, il n’avait qu’un geste à faire, qu’un mot à dire. L’occasion que lui offrait la sorcière ne se reproduirait jamais...

A l’extérieur le combat se poursuivait, sans cris, sans autre bruit que le choc des armes. A chaque impact, Freïa sursautait violemment, comme si elle recevait elle-même le coup.

Le Fou s’avança derrière elle et posa la main sur son épaule. Elle tenta de le repousser, comme on chasse un insecte, mais il raffermit sa pression, caressant la peau au grain délicat, faisant glisser l’une des épaulettes de la robe.

Freïa se retourna d’un bloc, une lueur écarlate au fond des yeux.

— Lâche-moi, Fou ! ordonna-t-elle. Immédiatement !

Mais il n’obéit pas ; oh, il fut tenté de le faire, bien sûr ; tout aurait été tellement plus simple s’il s’était excusé en prétextant un instant de folie. Son cœur aurait cessé de battre la chamade, son corps de lui faire mal, et ce que, faute de mieux, il appelait des scrupules, aurait pu disparaître en fumée à tout jamais.

Pourtant il n’obéit pas. Sa main se perdit dans la lourde chevelure de la Femme, massa la nuque étroite et descendit enfin vers le sein arrogant qu’avait dévoilé la robe. Ce fut Freïa qui frissonna quand il en effleura la pointe. Dans ses yeux la colère fit lentement place à l’incompréhension.

— J’appartiens à Giselher, souffla-t-elle. C’est la règle...

— Et aujourd’hui je suis le chef de la famille, dit-il. Ça aussi, c’est la règle !

Il l’attira à lui avec une telle violence qu’elle lâcha sa béquille, qui tomba à terre. Vacillant sur une jambe encore mal ressoudée, elle voulut la ramasser mais il l’en empêcha.

— Tu n’en as pas besoin en ce moment, dit-il. Tu peux t’appuyer sur moi !

Puis il l’embrassa et eut la surprise de la sentir répondre à son baiser, aussi ardemment qu’il eût pu le souhaiter. La sorcière avait eu raison : Freïa respectait la loi. Un bras passé autour de sa taille, il l’aida à marcher jusqu’à la chambre. Là, il l’allongea sur le lit qu’elle partageait d’ordinaire avec le Héros et entreprit de découvrir lentement, du bout des doigts, du bout des lèvres, ce corps qu’il désirait depuis si longtemps. Il aurait pu la caresser ainsi éternellement si elle n’avait pris l’initiative. Lorsqu’ils s’unirent enfin, le Fou sut qu’il ne pourrait plus jamais accepter les ordres de Giselher ou son mépris. Désormais la Femme lui appartenait. Le Héros, c’était lui... Ils se laissèrent emporter ensemble dans un tourbillon de plaisir qui les laissa brisés, dispersés, comme des vagues trop fières jetées sur les rochers.

Au même instant, sur la plage, Giselher baissa un instant une garde malhabile et la pointe acérée d’une épée pénétra dans sa chair, juste au-dessous du cœur.

 

Allongé contre Freïa, les lèvres de la Femme couvrant encore son torse de baisers, le Fou regardait fixement le plafond de la chaumière, se demandant pourquoi, une fois réalisé, le plus cher de ses vœux ne lui laissait qu’une impression de vide et de solitude. Freïa était toujours aussi belle mais, malgré tous ses efforts, il ne la désirait plus. Ce n’était sans doute que passager ; le désir reviendrait et, avec lui, la frustration. Mais pourquoi le visage qui le hantait maintenant n’était-il pas celui de la femme qu’il venait d’aimer ? Pourquoi était-ce celui de celle qu’il n’avait jamais réellement désirée ?

La réponse résidait peut-être dans ces mots : amour, désir.

Il désirait Freïa, mais il ne l’aimait pas. Comment aimer, d’ailleurs, ce pantin animé, programmé par les Dieux pour obéir aux lois ? Comment la respecter ?

Mais l’autre, la sorcière, celle qu’il ne reverrait jamais, il la respectait, l’admirait, et ne savait même pas son nom. Tout ce qui lui restait était une image et le souvenir d’un corps dont la froideur extrême s’effaçait peu à peu, derrière la nuit d’un amour enneigé.

 

La porte de la chaumière s’ouvrit brutalement ; courbé en deux, ensanglanté, Giselher fit quelques pas à l’intérieur puis s’effondra sur le sol et ne bougea plus.

Le Fou et Freïa se redressèrent d’un même élan. Tous les deux, pour leurs propres raisons, avaient tenu pour acquise la victoire du Héros.

Sans se préoccuper de couvrir sa nudité, la Femme courut jusqu’au corps allongé. Le Fou la rejoignit quelques instants plus tard. Il ne savait pas exactement ce qui allait se passer mais avait le pressentiment qu’il lui serait nécessaire d’être habillé.

Giselher se redressa lentement sur un coude. Un peu de sang coulait de sa bouche. Le Fou se força à ne pas regarder la blessure béante qui s’ouvrait dans son torse.

— C’est toi qui avais raison, Fou, souffla le Héros. Je n’aurais pas dû négliger l’entraînement.

Puis il eut un sourire un peu amer ; il tenta d’ajouter quelque chose mais du sang remplaça ses paroles. Son corps se tendit, dans un dernier effort pour retenir la vie qui s’en échappait puis il retomba, mort cette fois.

Freïa se jeta sur le corps en sanglotant nerveusement. Le Fou n’aurait pu dire si elle pleurait vraiment la mort de son amant ou celle de son existence paisible dans la crique. Désormais les Dieux seuls savaient ce qui allait lui arriver.

Le Fou se détourna du cadavre et s’approcha de la fenêtre. Les cavaliers dorés étaient toujours là, bien rangés devant la chaumière. Aucun d’entre eux ne semblait seulement blessé : Giselher avait été vaincu facilement. Et comme des illusions ne pouvaient causer de pareilles blessures, il ne restait qu’une explication possible : la sorcière lui avait menti ; les hommes qui se trouvaient là étaient les véritables cavaliers dorés et lui, le Fou, allait devenir l’un d’entre eux...

A moins que...

Il tira son poignard de bois et le jeta auprès du corps de Giselher. Puis il saisit l’épée qu’avait lâchée le Héros, la soupesa, sabra l’air à deux reprises, retrouvant l’enseignement de Custenhin.

— Qu’est-ce que tu fais ? interrogea Freïa, entre ses larmes.

— Je vais sortir, combattre les cavaliers dorés... Je les empêcherai de te faire du mal !

— Tu es fou ! s’exclama la Femme. Que crois-tu pouvoir faire, si lui a échoué ?

— Les rôles ont été mal distribués au départ, expliqua-t-il. Le Fou, c’était lui, puisqu’il est mort. Les Héros ne peuvent pas mourir !

Puis, sans attendre de réponse, il passa la porte de la chaumière et se retrouva sur la plage. Déjà la neige commençait à fondre, sous l’effet du nouveau soleil. La saison des fleurs était là...

L’épée à la main, le Fou apostropha le chef des cavaliers dorés.

— Battez-vous, si vous n’êtes pas des lâches !

Pendant un instant un silence total régna dans la crique, puis le visage de l’homme aux cheveux blancs se détendit. Il éclata d’un grand rire moqueur, bientôt imité de ses compagnons.

— Taisez-vous ! hurla le Fou. Et combattez ! Je suis un Héros ! Je suis...

Sa voix s’étrangla dans un sanglot, tandis que ses yeux s’embuaient. Fou de rage, il se jeta en avant, l’épée levée. Le chef des cavaliers ne se donna pas même la peine de tirer son arme. Sans cesser de rire, il saisit le poignet du Fou et, d’une légère torsion, le força à lâcher une épée qu’il n’avait de toute façon jamais su manier.

— Toi, un Héros ? railla-t-il en le repoussant violemment. Si tu es un Héros, moi je suis le roi !

Puis il fit un signe à ses camarades qui descendirent de cheval et rentrèrent dans la chaumière. Lorsque Freïa hurla pour la première fois, le Fou se rappela qu’en cas de défaite du Héros, la Femme devait être déshonorée. Que deviendrait-elle ensuite, si elle survivait ? Il n’en savait rien et, soudain, se rendit compte qu’il s’en moquait : un autre éclat de rire venait de retentir, dans sa tête celui-là, un rire de femme, ou de sorcière... C’était bien sa voix mais jamais encore il ne l’avait entendue rire ainsi, cascade de notes suraigues, cruelles, triomphantes. Et dire qu’il l’avait crue, qu’il lui avait fait confiance !

Un grand voile noir s’abattit sur son esprit. Sans plus se préoccuper des cavaliers dorés ou des cris de Freïa, il avança jusqu’à la mer, comme un automate.

Lorsqu’il entra dans les flots vermillon, il vit que la marée descendait ; rien ne pourrait le ramener au rivage...

Il marcha jusqu’à ce que l’eau affleure à sa poitrine, puis commença à nager. Les vagues qui s’abattaient sur lui brisaient un à un les liens le retenant à la vie. Il sentit ses bras s’engourdir, essaya de tâter le fond et s’aperçut qu’il n’avait plus pied. Alors, sans un regard en arrière, il continua de nager, vers le large, vers la mort, vers la liberté.

Du moins était-ce ce qu’il croyait...

Ses forces ne tardèrent pas à le quitter et il se sentit couler ; une vague gigantesque se forma, comme un dernier rire moqueur, puis la mer se referma sur lui et, très vite, plus rien n’eut d’importance...